5

 

 

 

La descente dans la vallée que baignait la clarté brune de la fin de l’après-midi fut pour Reith un moment d’euphorie. La tête lui tournait un peu ; il ne restait plus rien de sa torpeur ; il se sentait fort, agile, et il débordait d’espoir. Il éprouvait même un nouveau sentiment d’affection tolérante pour Zap 210. C’était, songeait-il en la lorgnant du coin de l’œil, un être bizarre et contrefait avec sa pâleur de fantôme. Le fait de se trouver brusquement à ciel ouvert la mettait visiblement mal à l’aise. Ses yeux se posaient tour à tour sur le firmament, sur les versants de la vallée, sur l’horizon de ce qui devait être la Première Mer – du moins le Terrien en avait-il décidé ainsi.

Ils parvinrent au fond de la cuvette. Un ruisseau serpentait paresseusement entre ses rives tapissées de roseaux amarante. À côté poussaient des bouquets d’herbe à pèlerin dont les gousses constituaient l’indispensable alimentation de base sur Tschaï. Zap 210 considéra d’un air dubitatif les cosses d’un vert grisâtre sans faire le rapprochement avec les plaquettes sèches et ridées que l’on importait au sein des Abris. Elle mangea avec une indifférence fataliste. La voyant se retourner d’un air qui lui parut empreint de regret, Reith lui demanda :

— Est-ce que les Abris te manquent ?

Elle pesa ses mots avant de répondre :

— J’ai peur. Nous sommes visibles de partout. Peut-être les zuzhma kastchaï nous surveillent-ils derrière la brèche. Ils pourraient lancer les molosses de la nuit sur nos traces.

Reith se tourna vers la brèche. D’en bas, ce n’était qu’une tache d’ombre presque imperceptible. Apparemment, personne ne se souciait d’eux et ils étaient seuls dans le cirque. Mais comment en être sûr ? Des yeux pouvaient fort bien être à l’affût derrière la trouée et leurs houppelandes noires ne manqueraient pas d’attirer l’attention. Selon toute probabilité, Zap 210 refuserait d’ôter la sienne.

Reith se leva.

— Il se fait tard. Il y a peut-être un village au bord de la mer.

Trois kilomètres plus loin, la rivière s’élargissait pour devenir un marécage. La berge opposée était tapissée d’une épaisse forêt de dyans énormes ; ceux de la périphérie étaient quelque peu inclinés vers l’extérieur. Reith avait déjà vu une forêt semblable et il soupçonnait celle-ci d’être un bosquet sacré des Khors, peuplade agitée qui vivait sur le littoral méridional de la Première Mer.

La présence d’un bosquet sacré, si c’en était un, les ferait bénéficier d’un sursis. Une confrontation avec les Khors eût risqué de confirmer sur-le-champ les craintes de Zap 210 concernant le ghaun et les mœurs déplaisantes de ses habitants.

Pour le moment, il n’y avait pas de Khors en vue. Après avoir longé le marécage ils atteignirent le sommet d’un monticule dominant d’une trentaine de mètres la nappe fangeuse. Au delà se déployait mollement la Première Mer. À droite et à gauche, très loin, se dressaient de gris promontoires éboulés qui se confondaient presque avec l’ombre fuligineuse du crépuscule naissant. Quelque part au sud-est, peut-être pas très loin, devaient se trouver les Carabas où les hommes se rendaient en quête de sequins et où les Dirdir allaient en chasse.

Reith scruta la côte, essayant de s’orienter en se fiant à son instinct. Zap 210 contemplait la mer d’un air morne, se demandant ce que l’avenir lui réservait. Le Terrien nota à quelque distance les piliers de guingois d’une estacade qui reliait la plaine marécageuse à la mer. Une douzaine d’embarcations y étaient amarrées. Une butte proche masquait le village qui se trouvait sûrement à l’extrémité du môle.

Les Khors n’étaient pas systématiquement hostiles mais ils avaient une étiquette compliquée et ne toléraient pas qu’on la transgresse. L’ignorance des étrangers ne les attendrissait pas ; les règles étaient explicites. Aussi, leur rendre visite pouvait être une aventure périlleuse.

— Je n’ose pas prendre le risque de rencontrer les Khors, dit Reith. (Il se retourna pour examiner les collines désolées.) Sivishe est loin au sud. Nous allons être obligés de rallier le Cap Braise. Si nous y arrivons, nous pourrons prendre un bateau. Quoique, pour le moment, je ne vois pas comment nous payerons notre passage.

Zap 210 éprouva une telle surprise qu’elle en ouvrit la bouche.

— Tu veux que je t’accompagne ?

Voilà donc pourquoi elle regardait le paysage avec une telle mélancolie !

— As-tu d’autres projets ? s’enquit Reith.

Boudeuse, elle serra les lèvres.

— Je pensais que tu aurais préféré partir de ton côté.

— Et te laisser toute seule ? Tu aurais peut-être du mal à t’en tirer.

Elle le dévisagea d’un air à la fois sardonique et méditatif, se demandant la raison pour laquelle son compagnon se montrait si empressé.

— Ici, à la surface, reprit le Terrien, la « malséance » est de règle. Je ne crois pas que cela te plairait.

— Oh !

— Il va falloir être prudent. Mieux vaudrait nous débarrasser de ces capes.

Elle lui décocha un regard épouvanté.

— Et nous promener sans vêtements ?

— Mais non ! Je parle seulement de nos capes. Elles attirent l’attention et l’hostilité. Nous avons intérêt à ne pas passer pour des Gzhindra.

— Mais c’est ce que je dois être !

— Peut-être en décideras-tu autrement à Sivishe… si nous arrivons jusque-là, bien sûr ! Il serait regrettable que l’on nous prenne pour des Gzhindra.

Sur ce, Reith ôta sa houppelande. Zap 210 eut une grimace de fureur mais elle se détourna et fit comme lui. À présent, elle n’avait plus que sa tunique grise. Reith fit un ballot des deux houppelandes.

— Il est possible qu’il fasse froid la nuit. Je les emporte.

Il prit le portefeuille bleu qui constituait maintenant un excès de bagage, hésita quelques instants et finit par le glisser dans la doublure de sa veste.

Et tous deux se mirent en marche en direction du nord-ouest en suivant le rivage. Le bosquet des Khors s’estompa tandis que, là-bas, le promontoire grossissait. 4269 de La Carène déclinait et la lumière se parait de toute la richesse de la palette du crépuscule. Mais, au nord, il y avait un banc de nuages noirs et empourprés, signe avant-coureur d’un des soudains orages de Tschaï. Les nuées qui tamisaient et dissimulaient à moitié les fulgurances électriques avançaient inexorablement vers le sud. En dessous, la mer brouillée était une moire aux luisances de graphite. Un nouveau bosquet de dyans apparut, tapi au pied du promontoire. Etait-ce aussi un bosquet sacré ? Reith eut beau fouiller les environs du regard, il ne vit pas de bourg khor.

Le bosquet les dominait de toute sa masse. Les troncs extérieurs étaient déclives et leurs frondaisons pendantes faisaient comme un immense parasol. Il était bien possible que le promontoire masquât un village mais, pour l’heure, Reith et Zap 210 étaient les seuls êtres vivants à découvert sous le ciel dont une moitié était noire et l’autre d’un bistre doré.

Le Terrien se garda de faire part de ses appréhensions à la petite Pnumekin qui avait assez à faire comme cela avec les siennes. Le soleil avait rendu ses joues écarlates. Avec sa mauvaise tunique grise qui la moulait et ses cheveux noirs qui commençaient à faire des boucles sur son front et ses oreilles, elle ne ressemblait plus tout à fait à la malheureuse souillon livide que Reith avait rencontrée dans le réfectoire de Pagaz. Etait-il le jouet de son imagination ou le corps de Zap 210 était-il réellement plus dru, plus rond ? Surprenant son regard, elle lui demanda, honteuse, sur un ton de défi :

— Pourquoi me regardes-tu ?

— Pour aucune raison particulière. Sauf que tu n’es plus comme avant. Tu as changé. En mieux.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, répliqua-t-elle sur un ton tranchant. Tu racontes des bêtises.

— Sans doute… Un de ces jours – mais pas encore tout de suite – je t’expliquerai ce qu’est la vie à la surface. Les us et coutumes y sont plus compliqués, plus intimes et même plus « malséants » que dans les Abris.

— Humph ! Pourquoi te diriges-tu vers la forêt ? Est-ce que c’est aussi un lieu secret ?

— Je ne sais pas. (Reith tendit le doigt vers les nuages.) Tu vois ces traînées noires et basses ? C’est de la pluie. Sous les arbres, nous serons au sec. Et puis, il va bientôt faire nuit et les molosses de la nuit sortiront de leurs tanières. Nous n’avons pas d’armes. Il nous suffira de grimper en haut d’un arbre pour être en sécurité.

Elle ne fit pas de commentaires et ils continuèrent d’avancer vers le bois. Les dyans les écrasaient de toute leur taille. Ils firent halte avant de pénétrer dans le sous-bois et tendirent l’oreille, mais le seul son était le murmure du vent précurseur de la tempête.

Pas à pas, ils s’enfoncèrent à l’intérieur du bosquet. Le soleil filtrait à travers les nuages, mêlant ses rayons d’or bruni aux colonnes des troncs. Reith et Zap 210 passaient de poche d’ombre en flaque de lumière. Les branches les plus basses étaient à trente mètres d’eux : pas question de grimper à un arbre.

Ils ne seraient guère plus à l’abri des molosses de la nuit ici que dans la plaine.

Soudain, Zap 210 s’arrêta, paraissant écouter quelque chose.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Reith qui, pour sa part, n’entendait rien.

— Rien.

Cependant, elle resta attentive, tournant les yeux dans toutes les directions, ce qui troubla profondément son compagnon. Que percevait-elle qui lui échappait, à lui ?

Ils reprirent leur route, se mouvant avec une prudence féline et demeurant sous le couvert des ombres. Bientôt, une clairière, que le feuillage recouvrait comme une voûte sans faille, s’ouvrit devant eux. De forme circulaire, elle contenait quatre cabanes et, au centre, une plate-forme basse. Les troncs, tout autour, avait été sculptés ; chaque arbre était orné de l’effigie d’un homme et de celle d’une femme. Les premiers avaient un long menton en galoche, le front étroit, les pommettes et les yeux saillants ; le nez des personnages féminins était étiré et leurs lèvres s’écartaient en un large sourire. Ni les uns ni les autres ne ressemblaient aux Khors typiques qui, pour autant que Reith se le rappelât, offraient, hommes et femmes, une similitude presque totale, qu’il s’agisse de la stature, de la physionomie ou du costume. Ces statues, figées dans une pose conventionnelle et rigide, étaient représentées dans l’acte de copulation. Reith lorgna du côté de Zap 210, qui paraissait stupéfaite et déconcertée. Il en conclut qu’elle interprétait ces mimiques assez peu explicites comme l’expression d’un comportement folâtre, voire simplement « malséant ».

Les nuages engloutirent le soleil et le bois s’obscurcit. Ils sentirent sur leurs visages des gouttes de pluie. Reith examina les cabanes. Elles étaient conformes à l’architecture Khor : c’étaient des bâtisses de briques brunâtres coiffées de noirs toits de fer coniques. Chacune occupait le coin d’un rectangle et elles paraissaient vides. Que pouvaient-elles bien contenir ?

— Reste là, souffla-t-il à l’oreille de Zap 210.

Et le corps plié en deux, il s’élança vers la cabane la plus proche. Il tendit l’oreille : pas un bruit. Quand il poussa la porte, celle-ci s’ouvrit sans difficulté. Il régnait à l’intérieur une odeur lourde – presque puante – de cuir mal tanné, de résine et de musc. Des dizaines de masques de bois sculpté, identiques aux visages des effigies mâles, étaient accrochés à un râtelier. Il y avait deux bancs au milieu de la pièce. À part cela, rien – ni armes, ni vêtements, ni objets de valeur. Quand Reith rejoignit Zap 210, celle-ci, les sourcils levés dans une expression de dégoût, contemplait les troncs décorés.

Un éblouissant éclair pourpre déchira le ciel, immédiatement suivi d’un coup de tonnerre, et la pluie s’abattit à torrents. Prenant la main de la petite Pnumekin, le Terrien l’entraîna au pas de course jusqu’à la cabane où ils se réfugièrent. L’averse tambourinait sur le toit de fer.

— Les Khors sont imprévisibles, fit Reith, mais je ne les vois pas venir faire un tour dans leur bosquet par une nuit pareille.

— Pourquoi y viendraient-ils, même à un autre moment ? s’exclama Zap 210 sur un ton maussade. Il n’y a rien d’autre que ces danseurs grotesques. Est-ce à cela que ressemblent les Khors ?

Reith comprit qu’elle faisait allusion aux personnages sculptés à même les troncs.

— Pas du tout. Ils ont la peau jaune. Ce sont des gens très coquets et très formalistes. Rien ne distingue les hommes des femmes, ni l’apparence physique ni la disposition d’esprit. (Il essaya de se rappeler ce que lui avait dit Anacho :) Un peuple étrange, aux mœurs secrètes. Ils ne sont pas les mêmes le jour et la nuit – à ce que l’on prétend, en tout cas. Chaque individu change d’âme à l’aube et au coucher du soleil, de sorte qu’il est deux personnes en un. (Et, plus tard, Anacho l’avait mis en garde :) Les Khors sont aussi susceptibles que des serpents à poivre ! Ne leur adresse pas la parole. Fais comme si tu ne les voyais pas, sauf en cas de nécessité. Mais, alors, sois aussi bref que possible. Le bavardage est à leurs yeux un crime contre nature… Ne prête pas attention aux femmes et ne regarde pas les enfants : on te soupçonnerait de leur jeter un sort et, surtout, ignore le bois sacré ! L’arme traditionnelle des Khors est un aiguillon de fer qu’ils lancent avec précision. Ce sont des gens dangereux.

Reith essaya de paraphraser ces remarques aussi fidèlement que le lui permettaient ses souvenirs. Zap 210 s’assit sur un banc.

— Étends-toi, lui dit le Terrien, et essaye de dormir.

— Avec le bruit de l’orage et cette odeur ignoble ? Toutes les maisons du ghaun sont-elles pareilles ?

— Pas toutes, répondit Reith en un murmure.

Il alla jusqu’à la porte et regarda à l’extérieur. Les éclairs aveuglants déchirant le crépuscule déclinant et, jouant sur les arbres-statues, donnaient l’illusion d’une sarabande érotique endiablée. Zap 210 n’allait peut-être pas tarder à lui poser des questions auxquelles il n’avait nulle envie de répondre… Soudain, la grêle martela le toit et, d’un seul coup, l’orage s’apaisa. À présent, le seul bruit était celui du vent qui soupirait à travers les dyans.

Reith retourna auprès de Zap 210.

— Maintenant, tu peux te reposer, dit-il d’une voix qui sonnait faux à ses propres oreilles. Il n’y a plus de bruit.

Elle émit une exclamation étouffée dont la raison échappa au Terrien et alla à son tour se poster devant la porte. Enfin, elle se retourna :

— Il y a quelqu’un qui vient.

Reith se précipita et scruta la clairière. En face se tenait un personnage vêtu du costume khor. Reith était incapable de déterminer son sexe. L’inconnu entra sans hésiter dans la cabane qui faisait face à la leur.

— Nous ferions mieux de filer pendant qu’il est encore temps, chuchota Reith.

Elle l’obligea à reculer.

— Non, non ! Il y en a un autre !

Un second Khor émergea du sous-bois. Il regarda le ciel. Celui qui l’avait précédé sortit de la cabane, portant une torche allumée au bout d’une perche et le nouveau venu se précipita vers la bâtisse où Reith et Zap 210 avaient trouvé refuge. Son congénère ne lui prêta aucune attention.

Dès que le Khor entra, Reith, faisant fi de toutes les règles de la galanterie, le frappa de toutes ses forces : en l’occurrence, mâle ou femelle, c’était tout un ! Le Khor s’écroula, soudain flasque. C’était un mâle. Le Terrien lui arracha son manteau, lui ligota les pieds et les mains avec les lanières de ses sandales et le bâillonna à l’aide des manches du vêtement. Zap 210 lui prêta main-forte pour le haler et le cacher derrière le râtelier aux masques. Là, Reith fouilla prestement sa victime ; il récolta ainsi une paire d’aiguillons de fer, un poignard et un sac de cuir souple contenant des sequins qu’il s’appropria, non sans quelques remords de conscience.

Debout sur le seuil de la cabane, Zap 210 contemplait la clairière d’un air fasciné. L’autre Khor était une femme. Arborant un masque féminin, vêtue d’une robe blanche, elle se tenait debout près de la torche qu’elle avait plantée dans l’un des manchons dont était munie la plate-forme centrale. Si elle était décontenancée par la disparition de l’homme qui était entré dans l’autre cabane, rien ne le révélait.

Reith jeta à son tour un coup d’œil au-dehors.

— C’est le moment ! Profitons de ce qu’il n’y en a qu’une…

— Non ! Il en vient d’autres !

Trois silhouettes sortirent du bois et chacune se dirigea vers une cabane. L’une d’elles réapparut, affublée d’un masque féminin et parée d’une robe blanche, portant elle aussi une torche qu’elle fixa à côté de la première avant de s’immobiliser près de sa compagne. Les deux nouveaux visiteurs ressortirent. Ils avaient des masques masculins et étaient vêtus de robes blanches comme les femmes. Ils s’approchèrent de celles-ci, toujours immobiles.

Reith commençait à comprendre plus ou moins la fonction du bosquet sacré. Zap 210 paraissait captivée et le Terrien se trouva fort embarrassé. Si les choses devaient se dérouler comme il le soupçonnait, elle serait scandalisée et horrifiée !

Trois nouveaux Khors pénétrèrent dans la clairière ; l’un d’eux se dirigea vers la cabane où se dissimulaient Reith et Zap 210. Le Terrien essaya de renouveler son exploit précédent, mais cette fois, le coup qu’il porta fut dévié et l’intrus tomba avec un grognement de surprise. Instantanément, Reith se jeta sur lui et lui serra le cou jusqu’à ce que l’autre perde connaissance. Après avoir troussé et bâillonné sa victime en employant la même technique que la première fois, il la soulagea de sa sacoche.

— Je suis au regret d’avoir à devenir un voleur mais j’ai beaucoup plus besoin de sequins que toi.

Zap 210, toujours plantée sur le seuil, émit un hoquet de stupéfaction et Reith alla voir ce qui se passait. Les femmes – à présent, elles étaient trois – s’étaient dépouillées de leurs vêtements. Elles étaient nues et elles commencèrent à chanter une mélopée sans paroles, douce, enveloppante, envoûtante, et les trois Khors porteurs de masques masculins se mirent à tourner lentement autour de la plate-forme.

— Que font-ils ? chuchota Zap 210. Pourquoi montrent-ils leurs corps ? C’est la première fois que je vois une chose pareille !

— Ce n’est qu’une cérémonie religieuse, répondit Reith avec gêne. Ne regarde pas. Va t’étendre et dors un peu. Tu dois être très fatiguée.

Elle lui darda un regard flamboyant où l’ébahissement se mêlait à la défiance.

— Tu ne réponds pas à ma question. Je suis très embarrassée. Je n’ai jamais vu personne nu. Est-ce que tous les gens du ghaun sont aussi… aussi malséants ? C’est choquant. Et ce chant ! Comme il est inquiétant ! Que se préparent-ils à faire ?

Reith tenta de s’interposer entre elle et le spectacle.

— Tu ne crois pas que tu ferais mieux de dormir ? Ces cérémonies t’assommeront, c’est tout.

— Cela ne m’ennuie absolument pas ! Je suis sidérée que des gens puissent se montrer si effrontés ! Et regarde… Les hommes !

Reith poussa un profond soupir et prit une décision désespérée.

— Viens !

Il tendit à Zap 210 un masque féminin.

— Mets-le.

Elle se rejeta en arrière avec ahurissement.

— Pour quoi faire ?

Le Terrien coiffa un masque masculin.

— On part.

— Mais…

Elle se retourna pour contempler avec fascination la plate-forme. Reith l’obligea à faire volte-face, la coiffa d’un bonnet khor et s’affubla lui-même d’un autre couvre-chef.

— Ils nous ont sûrement vus, murmura Zap 210. Ils vont nous poursuivre et nous tuer.

— Peut-être. Cependant, il est préférable de tenter de fuir. (Il examina la clairière.) Tu vas sortir la première. Tu contourneras la hutte. Je te suivrai.

Elle sortit. Les femmes, debout devant la plateforme, chantaient toujours leur mélopée ensorcelante ; les hommes, immobiles, étaient nus.

Reith rattrapa Zap 210 derrière la cabane. Leur départ avait-il été remarqué ? La mélopée continuait, tantôt s’enflant et tantôt s’apaisant.

— Entre dans le bois. Et ne te retourne pas.

— C’est ridicule ! Pourquoi m’interdis-tu de me retourner ?

Zap 210 se mit en marche. Reith la suivait à vingt pas. Un cri de fureur s’échappa de la cabane et le chant s’interrompit brutalement, faisant place à un silence stupéfiant.

— Cours ! ordonna Reith.

Jetant au loin bonnets et masques, ils détalèrent à travers le bosquet sacré. Derrière eux s’élevaient de furieuses imprécations mais, peut-être parce qu’ils étaient nus, les Khors s’abstinrent de se lancer à leurs trousses[9].

Quand ils furent sortis du bois, Reith et Zap 210 s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle. La lune bleue, à la moitié de sa course, scintillait derrière des nuages échevelés. Le reste du ciel était limpide.

— Qu’est-ce que c’est que ces lumières ? demanda la jeune fille.

— Ce sont des étoiles. Des soleils lointains. La plupart d’entre eux sont accompagnés d’un cortège de planètes. Les hommes sont nés sur un monde qui s’appelle la Terre – tes ancêtres, les miens, et même ceux des Khors. La Terre est le monde des hommes.

— Comment sais-tu tout cela ?

— Je te l’expliquerai un jour, mais pas maintenant.

Ils se remirent en marche sous le ciel constellé. Après cette aventure, Reith était dans un étrange état d’esprit. Il avait l’impression d’être de nouveau un jeune homme déambulant sous les étoiles sur une prairie de la Terre en compagnie d’une gracieuse jeune fille dont il était tombé amoureux. La puissance de ce rêve – ou de cette hallucination – était telle qu’il prit la main de Zap 210, qui le suivait péniblement. La petite Pnumekin lui adressa un regard dépourvu d’aménité mais ne protesta pas : c’était là un autre aspect de ce ghaun stupéfiant qu’elle ne comprenait pas.

Au bout d’un certain temps, Reith reprit ses esprits. Il foulait le sol de Tschaï ; sa compagne… Il n’alla pas jusqu’au bout de sa pensée pour plusieurs raisons. Comme si elle avait deviné le changement qui s’était opéré en lui, Zap 210 dégagea sa main de l’étreinte qui l’emprisonnait. Peut-être avait-elle vécu dans un rêve depuis quelques minutes, elle aussi.

Ils continuèrent d’avancer en silence. La lune bleue brillait à la verticale. Enfin, ils atteignirent le promontoire rocheux au pied duquel ils trouvèrent comme une petite grotte. S’enveloppant dans leurs capes, ils se glissèrent dans cet abri et, serrés l’un contre l’autre, s’allongèrent sur le sol…

Le sommeil fuyait Reith. Les yeux grands ouverts, il contemplait le ciel, écoutant le souffle de la jeune fille. Elle non plus ne dormait pas. Pourquoi avait-il éprouvé l’irrésistible besoin de fuir les Khors au risque d’être poursuivis et tués ? Pour protéger l’innocence de la jeune Pnumekin ? C’était ridicule ! Il scruta le visage de sa compagne qui n’était qu’une tache pâle dans la nuit.

— Je n’arrive pas à dormir, chuchota-t-elle. Je suis trop fatiguée. La surface me fait peur.

— Elle me fait parfois peur, à moi aussi. Mais préférerais-tu retourner aux Abris ?

Selon son habitude, Zap 210 éluda la question :

— Je ne comprends pas ce que je vois. Je ne me comprends pas moi-même. Je n’avais jamais entendu un chant comme celui-là.

— Les chansons des Khors ne changent jamais. Peut-être viennent-elles de la Terre d’autrefois.

— Et ils s’exhibent nus ! Est-ce comme cela qu’agissent les gens de la surface ?

— Pas tous.

— Mais pourquoi font-ils ça ?

Tôt ou tard, il faudrait bien qu’elle apprenne quels étaient les processus de la biologie humaine, songea Reith. Mais pas maintenant ! Pas encore !

— La nudité ne signifie pas grand-chose, murmura-t-il. Chacun a un corps qui ressemble beaucoup à celui des autres.

— Mais pourquoi veulent-ils se montrer tout nus ? Dans les Abris, nous ne nous découvrons pas et nous nous efforçons de ne pas avoir un comportement malséant.

— Le « comportement malséant »… qu’est-ce que cela veut dire au juste ?

— C’est l’intimité vulgaire. Des gens qui touchent d’autres gens et se distraient avec eux. Tout cela est parfaitement ridicule.

Reith chercha ses mots avec soin.

— C’est sans doute le comportement humain normal. Comme quand on a faim… ou quelque chose du même ordre. Tu ne t’es jamais conduite de façon « malséante » ?

— Bien sûr que non !

— Et tu n’as jamais seulement pensé à te conduire de façon « malséante » ?

— Nul n’est maître de ses pensées.

— N’as-tu jamais eu envie d’avoir des rapports particulièrement tendres avec un jeune homme ?

— Jamais !

Zap 210 était scandalisée.

— Eh bien, vois-tu, tu es maintenant à la surface et, là, il se peut que les choses soient différentes… À présent, tu ferais bien de dormir. Qui sait si, demain, nous n’aurons pas une horde de Khors à nos trousses !

Finalement, Reith s’endormit. Quand il se réveilla, la lune bleue était couchée – seules les constellations brillaient dans le ciel noir. Le cri lointain d’un molosse de la nuit, venant des marais, frappa ses oreilles. Il serra sa cape autour de lui et Zap 210 murmura d’une voix assoupie :

— Le ciel me fait peur.

Il se rapprocha d’elle. Involontairement – telle fut du moins son impression – il avança le bras et lui caressa la tête. Les cheveux de la petite Pnumekin étaient soyeux. Elle poussa un soupir et s’abandonna. Le Terrien se sentit envahi par un troublant besoin de protection.

Les heures de la nuit s’égrenèrent. À l’est, le ciel s’éclaira d’une lueur rousse qui vira au lilas avant de devenir une aurore aux reflets de miel. Zap 210 se dressa sur son séant, s’emmitouflant frileusement dans sa houppelande, et le Terrien examina le contenu des bourses qu’il avait prises aux Khors. Grande fut sa satisfaction en constatant que sa fortune s’élevait à quatre-vingt-quinze sequins : il n’en espérait pas tant. Il lança au loin les aiguillons, dards de fer effilés de vingt centimètres de long, empennés de cuir, et glissa le poignard dans sa ceinture.

Le couple entreprit l’ascension du promontoire et ne tarda pas à arriver à son faîte. 4269 de La Carène se leva derrière eux, illuminant la grève et révélant d’autres plages, d’autres marécages fangeux et, au loin, un second promontoire identique. Le village khor était accroché à mi-pente d’une colline, quinze cents mètres à gauche. À leurs pieds, ils apercevaient le zigzag d’une estacade chevauchant la lagune et s’enfonçant en mer – précaire passerelle faite de pilotis, de cordes et de planches qui trépidait sous le choc des courants. Une demi-douzaine de bateaux étaient amarrés à ces pieux grêles ; hauts de poupe et de proue, ils ressemblaient à des doris mâtés. Reith tourna son regard vers le village. Quelques panaches de fumée s’élevaient des noirs toits de fer. À part cela, rien ne bougeait. Il examina de nouveau les embarcations.

— Naviguer est plus facile que marcher, dit-il. Et il y a un gentil petit vent qui suit la côte.

Zap 210 le dévisagea d’un air consterné.

— Tu veux te lancer sur cette immensité déserte ?

— Plus elle sera déserte, mieux cela vaudra. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas la mer mais les gens qui y naviguent. C’est d’ailleurs aussi vrai de la terre ferme !

Il commença à descendre, suivi par la jeune Pnumekin. Ils atteignirent l’estacade et s’engagèrent sur la digue branlante. Quelque part s’éleva un hurlement furieux et ils virent un petit garçon qui fonçait en direction du village de toute la vitesse de ses jambes.

Reith se mit à courir.

— Presse-toi ! Nous n’avons pas beaucoup de temps.

Zap 210 obéit. Elle haletait. Enfin, ils parvinrent au bout de la passerelle.

— Nous n’arriverons pas à fuir ! s’exclama-t-elle. Ils nous poursuivront avec leurs bateaux.

— Je ne crois pas.

Reith examina les embarcations et son choix se porta sur celle qui lui parut la plus solide. Des silhouettes noires s’agitaient maintenant à l’entrée du village. Une dizaine de Khors se ruèrent vers la jetée, suivis par un nombre égal de leurs congénères.

— Saute dans cette barque et hisse la voile ! ordonna Reith.

— Il est trop tard ! Nous ne pourrons pas nous échapper.

— Non, il n’est pas trop tard. Hisse la voile !

— Je ne sais pas comment faire.

— Tu n’as qu’à tirer sur la corde qui pend au bout du mât.

La jeune fille grimpa à bord et fit de son mieux pour appliquer les directives de son compagnon. Pendant ce temps, le Terrien entreprit de couper les amarres qui retenaient les autres bateaux. Entraînés par le courant et par le vent soufflant de la terre, ceux-ci dérivèrent vers le large.

Quand Reith rejoignit Zap 210, il trouva celle-ci en train de s’escrimer désespérément avec la drisse. Elle tirait de toutes ses forces mais ses efforts eurent pour seul résultat de coincer la grande vergue. Reith se tourna une dernière fois vers les villageois qui s’époumonaient, puis il sauta dans la barque et leva l’ancre.

N’ayant pas le temps de dépêtrer les filins embrouillés, il fixa les avirons aux tolets… et en avant !

Une troupe de Khors hurlants envahit la passerelle, qui tremblait sous leurs pieds. Ils s’immobilisèrent et lancèrent leurs dards. Une volée d’aiguillons de fer s’enfonça dans les flots à quelques mètres de l’embarcation, ce qui n’était guère confortable pour ses occupants. Reith se pencha sur les avirons avec une énergie décuplée, puis il se mit en devoir de hisser la voile. La vergue, libérée, grinça et le vent gonfla la misaine grise. Silencieux, les Khors contemplaient maintenant leurs barques qui s’éloignaient tandis que le bateau des fugitifs éperonnait les flots qui écumaient dans son sillage.

Reith avait pris la direction du large. Zap 210 était recroquevillée au milieu de l’embarcation.

— Est-ce bien sage de s’éloigner tellement de la terre ferme ? demanda-t-elle avec découragement.

— C’est on ne peut plus sage. Si nous longions la côte, les Khors pourraient nous suivre à distance et nous tuer lorsque nous débarquerions.

— Etre à découvert comme cela… C’est effrayant !

— Peut-être, mais hier, à la même heure, nous étions dans une situation encore plus périlleuse. Est-ce que tu as faim ?

— Oui !

— Regarde donc ce qu’il y a dans ce coffre. Peut-être que nous sommes dans une bonne passe et que la chance nous sourit.

Zap 210 alla ouvrir le coffre fixé à l’avant et, au milieu de morceaux de cordes et d’accessoires variés, de voiles de rechange et de lanternes, elle trouva un pichet d’eau et un sac de biscuits d’herbe à pèlerin.

La côte était presque invisible. Reith mit le cap au nord-ouest, ferlant la voile rudimentaire face au vent.

Pendant toute la journée, la brise souffla. Reith restait à dix miles de la côte, assez loin de la terre pour que les Khors ne puissent pas voir la barque. Des promontoires se matérialisèrent au loin dans l’ombre pour rapetisser et disparaître derrière eux.

En fin d’après-midi, la violence du vent grandit et des rouleaux blancs se formèrent sur la mer sombre. Le gréement grinçait, les voiles se gonflaient, l’embarcation faisait de la montagne russe, l’écume bouillonnait dans son sillage et le Terrien se réjouissait de voir les miles défiler aussi rapidement.

4269 de La Carène plongea derrière les montagnes ; ce fut l’accalmie et le bateau ralentit. L’obscurité tomba. Zap 210 se recroquevilla sur le banc central. L’immensité des cieux l’oppressait. Son attitude craintive finit par faire perdre patience à Reith, qui abaissa la vergue à mi-mât, bloqua la barre et, s’installant aussi confortablement que possible, s’endormit.

La fraîcheur de la brise matinale le réveilla. Dans la lueur indécise qui précédait l’aube, il se dirigea d’un pas mal assuré vers le mât et, tant bien que mal, étarqua la voile. Cela fait, il empoigna le gouvernail et, encore ensommeillé, attendit que l’aube se lève.

Vers midi, ils aperçurent une terre au loin. Reith aborda sur une grève de sable gris, désolée, et partit en reconnaissance. Il découvrit un ruisseau charriant une eau saumâtre, un épais taillis d’arbustes portant des baies rougeâtres et fit provision d’herbe à pèlerin – cette plante avait le don d’ubiquité. Dans le ruisseau, il remarqua la présence d’espèces de crustacés mais ne réussit pas à en attraper un seul.

Ils reprirent la mer dans le courant de l’après-midi. Au début, le Terrien rama. La barque contourna le promontoire. Derrière, ce n’était plus le même paysage. Aux grèves de sable gris et aux marécages succéda une étroite bande de galets bordant des falaises rouges et nues. Reith, en prenant soin de rester sous le vent, mit le cap sur le large.

Une heure avant le coucher du soleil, un navire bas et étiré apparut à l’horizon, vers le nord-est. Sa trajectoire était parallèle à celle de la barque. Le Terrien espérait que, dans le jour déclinant, ceux qui se trouvaient à son bord ne remarqueraient pas le petit voilier. Ce navire ressemblait de façon inquiétante aux galères des pirates qui sillonnaient l’océan Draschade.

Pour éviter le bâtiment, il vira plein sud, mais le vaisseau inconnu manœuvra pareillement. N’était-ce qu’une coïncidence ? Impossible de le dire. En désespoir de cause, Reith prit la direction de la côte, qui n’était qu’à dix miles de distance. Le mystérieux navire modifia également son cap, et Reith se rendit tristement à l’évidence : leur poursuivant les rattraperait sans difficulté. Zap 210 suivait les événements, les épaules tombantes. Reith se demanda ce qu’il faudrait qu’il fasse si la galère les interceptait. La petite Pnumekin ignorait le sort qui l’attendrait alors et ce n’était guère le moment de le lui expliquer. Il prit une décision : si jamais leur capture était inévitable, il la tuerait. Mais il ne tarda pas à changer d’avis : mieux valait sauter à l’eau et se noyer tous les deux… Les deux solutions étaient aussi irréalistes l’une que l’autre : tant qu’il y avait de la vie, il y avait de l’espoir.

Le soleil plongea derrière l’horizon. Comme la veille, le vent mollit. Ce fut le calme plat. La barque et la galère ne pouvaient plus avancer ni l’une ni l’autre. Reith empoigna les avirons et, dans le crépuscule naissant, il fit force de rames pour s’éloigner du pirate paralysé. Il rama toute la nuit. La lune rose se leva, puis la bleue. Leurs reflets dansaient sur les flots.

Enfin, Reith distingua à l’avant une masse sombre : c’était le rivage. Il lâcha les avirons. À l’ouest, une lueur scintillait. La mer était d’un noir de poix. Il jeta l’ancre et cargua la voile. Sa compagne et lui croquèrent quelques baies et des gousses d’herbe à pèlerin puis ils s’allongèrent sur les voiles pliées au fond du bateau et s’endormirent.

 

La brise se leva au matin. L’embarcation était immobile à une centaine de mètres du littoral. Il y avait à peine un mètre de fond. La galère des pirates – si c’étaient bien des pirates – était invisible. Reith leva l’ancre et hissa la voile ; la barque s’éloigna vers le large en tanguant.

Rendu prudent par les événements de la veille, le Terrien resta à quelques encablures du rivage et attendit que le vent s’apaisât. L’accalmie intervint au milieu de l’après-midi. Au nord, des nuées noires laissaient prévoir la tempête. S’emparant des avirons, Reith se dirigea vers un lagon à l’embouchure d’une rivière au courant paresseux. Il aperçut un radeau fait de roseaux séchés à bord duquel deux garçons étaient en train de pêcher. L’entrée du voilier dans le lagon les surprit mais ils reprirent très vite leur attitude indifférente.

Reith, lâchant ses rames, étudia la situation. Le détachement des deux enfants n’était pas naturel : sur Tschaï, un événement imprévu était presque toujours présage de danger. Prudemment, il s’approcha à portée de voix du frêle esquif. Trois hommes étaient également en train de pêcher au bord du lagon, à une trentaine de mètres. Apparemment, ils appartenaient à la race des Gris, créatures courtaudes et trapues aux traits accusés, aux cheveux rares et à la peau grisâtre. En tout cas, ce n’étaient pas des Khors et ils ne seraient donc pas automatiquement hostiles.

Laissant la barque dériver, Adam Reith lança à pleins poumons :

— Y a-t-il une ville dans les environs ?

L’un des gamins tendit le bras en direction d’un bouquet d’ouïngas pourpres.

— Un peu plus loin.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Zsafathra.

— Pourrons-nous y trouver une auberge ou une taverne ?

— Demande cela aux hommes.

Reith s’approcha de la grève. L’un des pêcheurs s’exclama avec irritation :

— Qu’est-ce que c’est que ce tumulte ? Vous allez faire fuir tous les gobbulches du lagon !

— Pardon, répliqua le Terrien. Est-il possible de loger dans votre ville ?

Les pêcheurs le dévisagèrent avec une curiosité impersonnelle.

— Qu’est-ce que vous faites dans la région ?

— Nous sommes des voyageurs. Nous venons du Kislovan et nous rentrons au pays.

— Une distance si grande dans un si petit bateau ! fit l’un des hommes sur un ton sceptique.

— Et un bateau qui ressemble étrangement à ceux des Khors, observa son voisin.

— En effet, on dirait un bateau khor. Mais revenons-en à nos moutons : est-il possible de trouver un hébergement dans votre ville ?

— Qui a des sequins trouve ce qu’il veut.

— Nous sommes en mesure de payer un prix raisonnable.

Le plus vieux pêcheur se leva.

— Nous n’avons peut-être pas d’autre vertu mais nous sommes des gens raisonnables, dit-il. (Il fit signe à Reith de se rapprocher. Quand l’étrave de l’embarcation frôla les roseaux, il sauta à son bord.) Donc, vous prétendez être des Khors ?

— Bien au contraire ! Nous ne sommes pas des Khors.

— Et votre bateau, alors ?

Reith fit un geste ambigu.

— Il y a mieux mais il y a aussi pire. En tout cas, il nous a menés jusqu’ici.

Un sourire froid étira les lèvres du pêcheur.

— Vous n’avez qu’à suivre le chenal. Et tenez votre droite.

Reith rama pendant une demi-heure à travers un dédale de canaux semé d’îlots de roseaux noirs bordés d’ouïngas. Très vite, il comprit que le Zsafathrien avait voulu se moquer de lui ou le désorienter.

— Je suis fatigué, laissa-t-il tomber. Prends les rames pour la fin du parcours.

— Non ! répondit le vieillard. Nous sommes pratiquement arrivés. Tu n’as qu’à virer à gauche en direction des ouïngas.

— Comme c’est bizarre ! Nous avons remonté et redescendu ce chenal au moins dix fois.

— Ils se ressemblent tous. Nous sommes arrivés à destination.

L’esquif pénétra dans un lac aux eaux paisibles cerné de maisons sur pilotis coiffées de toits faits de roseaux rouges et que dominaient les ouïngas. Un édifice plus vaste et mieux construit se dressait à l’extrémité du plan d’eau. Ses pilotis étaient en bois d’ouïnga et son chaume était une mosaïque compliquée de motifs noirs, bistre et gris.

— Voici notre maison commune, laissa tomber le Zsafathrien. Nous ne sommes pas aussi isolés qu’on pourrait le penser. Les Thangs, les colporteurs bihasu et des dignitaires en déplacement comme vous viennent nous rendre visite par fournées. Et nous les distrayons tous dans la maison commune.

— Des Thangs ? Nous ne devons pas être loin de Cap Braise !

— Cap Braise est à trois cents miles d’ici. Les Thangs sont comme les mouches des sables : il y en a partout. On les voit surgir aux endroits les plus imprévus – et, le plus souvent, ils sont indésirables. La grande ville thang d’Urmank est relativement proche. Votre race, à ta femme et à toi, m’est inconnue. Si cette hypothèse n’était pas absurde par définition… Mais non ! Postuler une absurdité porterait atteinte à ma dignité et je m’abstiendrai de toute conjecture.

— Nous venons d’un endroit lointain dont tu n’as jamais entendu parler.

Le vieil homme fit un geste indifférent.

— À ta guise. Du moment que tu observes le cérémonial et que tu payes ton dû…

— J’ai deux questions à te poser. Quel est ce cérémonial ? Et a combien s’élèvera notre écho ?

— Le cérémonial est simple. C’est un échange de plaisanteries, pour ainsi dire. Quant au tarif, on te réclamera peut-être quatre ou cinq sequins par jour. Amarre-toi au dock, si tu veux bien. Nous mettrons ensuite ton bateau en lieu sûr pour le cas où un Thang ou un Bihasu passant par-là se poserait des questions.

Reith jugea préférable de ne pas soulever d’objection. Il mouilla le long du quai, une chaussée d’osiers et de roseaux fixés à des pilotis en bois d’ouïnga. Le Zsafathrien sauta à terre et, galamment, aida Zap 210 à débarquer en l’observant avec la plus vive attention.

Reith quitta le bord à son tour avec, à la main, un filin dont le vieillard s’empara et qu’il confia à un adolescent en lui murmurant des instructions à l’oreille. Il conduisit ensuite Reith et Zap 210 jusqu’à la maison commune.

— Ici, vous êtes chez vous. Ce petit bâtiment, là-bas, est à votre disposition. On vous donnera à manger et à boire quand il sera l’heure.

— Nous voudrions un bain et nous aimerions nous changer s’il est possible de trouver des vêtements.

— Les bains sont un peu plus loin. On vous fournira des vêtements Zsafathriens au juste prix.

— C’est-à-dire ?

— L’habit ordinaire fait de jonc gris dont se servent les coupeurs de roseaux et les cultivateurs coûte dix sequins pièce. Vos habits ne valent guère mieux que des haillons. Aussi, je vous conseille de faire cette dépense.

— Le linge de corps est-il compris dans ce prix ?

— Les sous-vêtements vous seront facturés deux sequins pièce, et si vous voulez de nouvelles sandales, il vous en coûtera cinq sequins.

— Très bien. Nous prenons le tout. Tant que nous aurons des sequins, nous vivrons comme des princes.